AU TEMPS BENI DES COLONIES

(Les tribulations d'un « aspirant – empereur »)

En ces temps-là, c'était en 1958, le général de Gaulle était revenu au pouvoir. Il ne connaissait pas bien l'Afrique. Il ne l'aimait pas trop. Il en avait une approche binaire, les bons d'un côté et les méchants de l'autre.

Les méchants étaient en Afrique Occidentale (AOF) où les Vichyssois qui la dirigeaient avaient ouvert le feu contre "Le Richelieu" au large de Dakar. Les bons étaient en Afrique Equatoriale (AEF), laquelle l'avait accueilli chaleureusement à Brazzaville et surtout avait permis au général Leclerc de faire son raid audacieux de Douala à Koufra. Le général, revenu aux affaires, s'étonna que tous les officiers africains fussent originaires de l'AOF et aucun de l'AEF. Il demanda que soit mis fin à cette anomalie. Je servais alors comme lieutenant à la Compagnie des Parachutistes Coloniaux (CPC) de Brazzaville. On organisa un grand safari pour mettre la main sur des adjudants-chefs dignes d'accéder à l'épaulette. Le premier pris dans les filets s'appelait Jean Bedel Bokassa(*):

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- "Mais je n'ai rien fait !" protesta-t-il.

- "Non, non, rassurez-vous, c'est pour devenir officier"

- "Ah ! mais il fallait me le dire !"

 

 

Jean Bedel Bokassa fut promu sous-lieutenant le 14 juillet 1958. Il entrait dans le domaine réservé "de la Grandeur et des Servitudes". Pour la grandeur, il devint ipso facto le porte-drapeau du BTB. Nos experts en Infanterie pourraient imaginer qu'il s'agissait du Bouchon de Tir à Blanc. Pas du tout : il porterait le drapeau du Bataillon de Tirailleurs Brazzavillois. Pour ce qui concerne les servitudes, il émargea à la liste des innombrables prestations et corvées que le major de garnison se plaisait à réserver aux officiers subalternes de la place.

 

L'une de ces charges, et pas la moindre, était la préparation aux examens, parmi lesquels le CIA (Certificat Inter-Armes) qui permettait aux caporaux-chefs de devenir sous-officiers. Sur le coefficient de 100 que comportait le CIA, 25 étaient attribués aux épreuves sportives. Le major de garnison, de la Vieille Coloniale, ayant considéré que mon cerveau d'officier parachutiste ne pouvait s'élever au-dessus du niveau du mollet, m'avait confié les épreuves sportives de cet examen. Dans ces épreuves sportives, le 1/5 de la note (5 sur 25) était réservé à la pédagogie. Cette rubrique particulière consistait à restituer une "leçon sur le plateau" (ce qu'on a tous fait dans nos lycées) : le plateau est un rectangle marqué aux angles par un survêtement ou autre chose de voyant. Les élèves évoluent en ligne sur cette surface ainsi délimitée en alternant les exercices sollicitant les différents muscles du corps.

En ce mois de septembre 1958, l'aimable major de garnison m'adjoignit le sous-lieutenant Bokassa, lequel vint se présenter à moi. Je vis arriver quelqu'un de petite taille, jovial, enthousiaste, curieux de tout et discipliné. C'est alors que je fis la première erreur de ma carrière équatoriale : je confiai à mon tout nouvel adjoint l'épreuve de pédagogie qui devait se dérouler sur le stade d'Ornano. Je lui envoyai le tiers des candidats aux ordres du caporal-chef Thiébault, héros de Diên Biên Phù, médaillé militaire, blessé et plusieurs fois cité.

De mon côté, en contrebas du stade, je venais de lancer l'épreuve du parcours du combattant depuis une dizaine de minutes, lorsque je vis surgir entre les bambous qui nous séparaient du stade, mon caporal-chef Thiébault, plus ténébreux que jamais :

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- "Mon lieutenant, il ne va pas bien votre sous-bite !"

- "Que s'est-il passé ?"

- "Je lui ai présenté le détachement. Il nous a dit : "présentement c'est la leçon sur le plateau... Eh bien sortez-moi vos plateaux !"

- "Les candidats se sont regardés sans comprendre. Il a répété son ordre, alors on s'est mis à sourire et certains à rire".

- "Il nous a renvoyés méchamment".

 

Surviennent alors deux autres candidats qui confirment les propos de Thiébault quand apparaît, hors de lui, le sous-lieutenant Jean Bedel.

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- "Mon lieutenant, me dit-il, il faut que je vous parle : nous avons affaire à une réelle MU TI NE RIE", cadençant les syllabes à la mesure de l'affront. Le temps de stopper mes combattants engagés sur leur parcours, je prends Bokassa à part pour qu'il m'explique l'incident. Stupeur : il me confirme le compte rendu de Thiébault.

- "Mais Nom de Dieu, Bokassa, cette leçon n'a rien à voir avec un plateau !"

- "??? Ah, alors il faudrait m'expliquer !"

 

Je réalisai soudainement que la seule notion du sport qu'il avait eue dans l'Armée était le spectacle des moniteurs de sport portant autour du cou des "plateaux" en contreplaqué pour y agrafer des feuilles volantes et autres chronomètres. Il s'était donc imaginé que les candidats devaient décrire la leçon de sport sur leur plateau en bois. Sa perception était si lointaine de la réalité que je renonçai à lui expliquer quoi que ce soit. Je décidai de prendre à mon compte, tard dans la soirée, la fameuse "leçon de plateau".

Le lendemain avait lieu l'épreuve obligatoire de natation qui consistait en un 50 mètres nage libre, départ plongé. La seule piscine de la garnison était celle, privée, du CCC, le "Club des Caïmans Congolais", officiellement réservée aux Blancs. Les Troupes Coloniales françaises ayant l'honneur de n'avoir jamais pratiqué l'apartheid, il m'était impossible, parce qu'illégal, de faire de différence entre les candidats pour moitié européens et l'autre moitié africains et malgaches. Tout le monde devait pouvoir nager. L'astuce était de venir à la piscine aux aurores lorsque "tous les chats sont gris", c'est-à-dire entre 6 et 7 heures (à Brazzaville il fait jour à 6h20). C'est au bord de cette piscine que je commis la seconde erreur de ma carrière équatoriale en confiant l'organisation du départ au sous-lieutenant Jean Bedel qui rassembla les candidats en six colonnes, une par couloir de piscine. Je me plaçai à l'arrivée avec mon "plateau" (un vrai,cette fois) autour du cou.(**)

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Dans la nuit qui s'achevait, j'avais du mal à discerner Bokassa de l'autre côté de la piscine, parmi les candidats beaucoup plus grands que lui. J'entendis le bruit des claquettes de starter donnant le départ, immédiatement suivi de celui des plongeons. C'est alors qu'à mes côtés un sous-officier européen qui m'avait été confié en renfort pour l'examen, me dit sur un ton qui se voulait nonchalant : "Mon lieutenant, vous avez deux gars en train de se noyer !" Nouvelle stupeur ! Au CIA, toute note zéro, en quelque discipline que ce fut, était éliminatoire. Une tolérance que j'ignorais et que je n'aurais jamais imaginée s'était établie accordant la note de 1 sur 20 à tout candidat se lançant dans la piscine, sans savoir nager. Horreur ! J'avais dans la piscine deux "héros" en train de couler. Je criais : "Bokassa, allez-y... ils ne savent pas nager."

 

La réponse me figea : "moi non plus, mon lieutenant !". Le temps de poser mon plateau et d'enlever mon survêtement et me voici à la "patouille" à jouer les Hospitaliers Sauveteurs Bretons. Décidément, le major de garnison m'avait bien gâté !

Par la suite, Bokassa dont j'évitais la coopération, se montra toujours respectueux et chaleureux à mon égard. J'appris de notre petit Co Bacquié qui fut à la coopération à Bangui neuf ans plus tard (en 1967) que Jean Bedel Bokassa avait recherché mon adresse, étant Président de la République avant d'être sacré Empereur en 1976.

"I have a dream !". Il m'arrive, en guise d'épilogue, de rêver d'avoir été invité au sacre impérial de Sa Majesté Jean Bedel 1er et d'en être revenu les poches pleines de diamants. Ces cadeaux empoisonnés, je me suis dépêché de les offrir aux responsables de notre chère Amicale des Anciens de la TA. La dernière image du rêve est toujours la même : je me dirige vers une prison pour apporter des oranges à mes amis, notre Président et son secrétaire qui s'y morfondent.

On a les songes épiques et tordus qu'on mérite

Général (CA) François CANN

RENVOIS

(*) Jean Bedel : il était fréquent en Afrique que les chrétiens donnent à leur nouveau-né le nom du saint du jour. En raccourci, Jean-Baptiste de l'Assomption s'écrivait Jean Bdl, ce qui phonétiquement se prononçait Jean Bedel. D'autres plus malchanceux, nés le 14 juillet, se prénommaient Fêt-Nat.

(**) En me voyant ainsi affublé, Jean Bedel eut cette réplique revancharde : "Je ne suis pas fou quand même ! Je savais bien que ça existait, ce truc-là !"

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