Les débuts de l’assistance médicale indigène à MADAGASCAR

Par le Docteur DEVAUX, Médecin-Major de 2e classe des colonies - Texte de 1905 (*)

madagascar

Grâce à l’énergique impulsion donnée par le général Galliéni,  l’assistance médicale indigène a pu être organisée, à Madagascar, dans un espace de temps très court ; et de tous côtés ont surgi, presque simultanément, sur tous les points importants de l’île, de vastes hôpitaux parfaitement aménagés.


Il faut remarquer, toutefois, que si les indigènes ont répondu avec enthousiasme aux demandes d’efforts ou d’argent qu’exigeait l’organisation nouvelle, c’est qu’ils étaient, si j’ose ainsi dire, préparés depuis quelque temps à cette révolution dans leurs habitudes : malmenés d’abord par la conquête, surmenés ensuite par les travaux de routes, affaiblis par la misère, décimés par la maladie, ils avaient un besoin urgent de secours médicaux ; j’ajouterai qu’ils avaient une foi sans bornes dans l’infaillibilité des docteurs français. Toutes ces causes réunies ont puissamment aidé le Général Galliéni ; et s’il est vrai de dire que ce dernier était bien résolu à ne pas se laisser arrêter par l’inertie des populations, il est certain que l’œuvre de l’assistance médicale indigène, à Madagascar, est venue en son temps et qu’elle eût été plus lente à s’accomplir si les Malgaches n’avaient pas senti que c’était, pour eux, une œuvre de salut public.

A voir chaque matin, dans tout l’Imérina, les gens se rendre en foule à la consultation hospitalière, on ne se douterait pas qu’il y a quelques années à peine, il y a cinq ans seulement, dans la plupart des petits centres où l’indigène vient si volontiers aujourd’hui se faire soigner, le nom seul du docteur français répandait la terreur. Il y a donc eu une véritable révolution qui s’est produite dans les mœurs des habitants de Madagascar. Comme j’ai pu assister et participer au début de cette révolution, je vais essayer d’esquisser, à grands traits, ce qu’ont été les modestes commencements de l’assistance médicale indigène dans notre colonie.

En juin 1898, à mon arrivée à Betafo, frappé de l’importance des marchés hebdomadaires où plusieurs milliers de personnes se réunissaient chaque semaine, je crus trouver là les éléments d’une vaste consultation indigène et je mis tous mes efforts à la constituer. Ce n’était pas facile. A ce moment, quelques rares habitants, quand ils étaient très malades, se rendaient à l’ambulance pour demander les soins du docteur militaire français qui la dirigeait ; cinq à dix personnes au plus arrivaient ainsi, chaque jour, à la consultation ; ces quelques malades n’allaient là, pour ainsi dire, qu’à leur corps défendant ; la moindre parole un peu brusque les faisait trembler ou fuir : il fallait même toute l’autorité du gouverneur indigène pour les obliger à venir se faire traiter.

J’eus l’idée d’aller moi-même dans les villages qui m’étaient signalés comme nids à fièvres ; j’imaginais qu’ayant à leur portée le docteur et les remèdes, ils ne demanderaient pas mieux que de chercher à se guérir ; mais j’avais beau faire crier à mes bourjanes (**) :

“Y a-t-il des malades ? Voici des médicaments pour les malades !”,

les portes restaient closes ; les femmes, les enfants, les hommes fuyaient devant moi et se barricadaient dans leurs demeures. Si j’insistais devant une maison où je savais pertinemment qu’il y avait un mourant, on me répondait qu’il n’y avait pas de malade. De tels débuts n’étaient pas encourageants. Malgré cela je redoublais d’efforts pour apprivoiser ces pauvres gens ; ceux qui osaient venir à la consultation étaient traités avec la plus grande douceur ; malgré leur saleté souvent repoussante, ils étaient examinés avec le plus grand soin ; j’allais même jusqu’à donner du sirop de sucre aux femmes et aux enfants, quand ils avaient pris de la quinine ou quelque mauvais remède ; mais très probablement ces petits moyens n’auraient pu réussir qu’à la longue, si deux ou trois guérisons, miraculeuses aux yeux des Malgaches, n’avaient converti cette population peureuse et ne m’avaient acquis, d’emblée, une grande renommée.

Un soir d’hiver à la nuit tombante (et il fait froid en Imérina, à 1400 mètres d’altitude, à cette époque de l’année), on apporte à l’ambulance une jeune fille mourante ; son aspect squelettique, sa face cadavéreuse, en même temps que son oppression terrible, indiquaient aux regards les moins exercés que cette femme n’avait plus que quelques heures à vivre ; elle avait une fièvre ardente et était si faible qu’elle ne pouvait déplacer son corps ; elle avait des selles involontaires. Je l’examine en toute hâte et constate une broncho-pneumonie double ; j’institue un traitement énergique et je la laisse partir sans grand espoir de la sauver. Quinze jours après, à la stupéfaction de mes infirmiers et de tous ceux qui l’avaient vue agonisante, cette jeune fille revient, à pied, complètement guérie, ayant fait je ne sais combien de kilomètres pour m’apporter quelques œufs en signe de reconnaissance.

Un autre cas est celui d’une vieille femme à l’aspect de sorcière, maigre et squelettique, malade de dysenterie depuis deux ans, ayant couru tous les médecins indigènes de la contrée pour se faire soigner, et qui fut guérie, en quelques jours, par le traitement d’une part et le régime exclusif des œufs, d’autre part. Je puis citer encore un lipome énorme, de la région dorsale, que j’enlève et dont la plaie opératoire se referme en trois jours, ce qui met tellement en joie l’indigène, qu’il court comme un fou à travers les villages pour crier à tous qu’il n’a plus de bosse.

Tous ces faits et d’autres, qu’il serait trop long de raconter, prirent aux yeux de ces primitifs des proportions surnaturelles ; ce fut un pèlerinage vers Betafo ; de plusieurs journées de marche on m’amena des infirmes, des incurables, des fous, des paralytiques, des aveugles ; la cour de mon ambulance devint une véritable cour des miracles ; tous voulaient entrer à la fois : il fallut réglementer, organiser…

Pendant que j’agissais ainsi à Betafo, un de mes collègues, le Dr Bonnaud, agissait, à Fianarantsoa, d’une façon à peu près analogue. L’enthousiasme que nous mettions à cette œuvre d’une portée capitale, les guérisons multiples que nous eûmes la satisfaction d’accomplir, amenèrent rapidement un courant contraire dans les idées des Malgaches à l’égard des Français. Ils comprirent que nous ne leur voulions que du bien, ils eurent foi en nous, ils nous aimèrent, ils crurent de toute l’ardeur de leur imagination enfantine à la puissance magique des docteurs de France et de leurs médicaments, et cette foi première leur est restée.

C’est grâce à elle, sans doute, que Madagascar a pu être doté, en quelques mois, d’hôpitaux indigènes qui, par leur grandeur, leur situation, leurs ressources, étaient en général mieux favorisés que nos hôpitaux militaires du pays. De tous côtés on répondit aux administrateurs chargés de la fondation des établissements hospitaliers, de tous côtés on se mit à travailler avec ardeur ; les villes rivalisèrent entre elles ; de tous côtés de véritables monuments surgirent de terre.

Pendant ce temps, des étudiants malgaches se pressaient nombreux sur les bancs de l’école de médecine ; les docteurs indigènes s’improvisaient, les médicaments étaient achetés en abondance. Le Général Galliéni, en personne, allait inaugurer l’un après l’autre les nouveaux hôpitaux, et dans l’espace de moins de deux ans s’accomplissait à Madagascar une œuvre d’assistance médicale indigène aussi étonnante par la rapidité de sa formation que par la magnificence de son développement.


RENVOIS :

(*) Ministère de la guerre, Revue des Troupes coloniales, Editeur militaire, Henri Charles-Lavauzelle, Paris, 1905

(**) En malgache “borizana”, porteurs d’hommes et porteurs de paquets.

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